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Une tache de soleil dans ma mémoire

"Marcher pieds nus sur un parquet inondé de soleil... C'est ce que j'ai toujours voulu !"


Cette pensée surgit sans effort alors que je marche dans cet appartement que je commence à peine à habiter, à meubler, ce nouveau lieu dont j'aspire tant à faire un chez-moi. C'est important de se rendre compte de la douceur des choses au moment où on les vit. Comment savoir ce qu'est le plaisir, comment s'en rappeler, si on ne réalise pas consciemment l'éprouver ? Quand je songe au bonheur, me viennent en mémoire des instants de conscience bienheureuse ; comme ce matin, justement.

Assise sur une confortable et large chaise en tissu pliante que je destine à mon balcon (quand le temps s'y prêtera), j'ai bu mon smoothie de fruits matinal, un roman à la main. Le soleil entrait à flots par la baie vitrée et je me suis installée en plein dans sa lumière. Là, en pyjama et en chaussons, je lisais, gardant à l'oreille les douces musiques de ma radio en fond. Cet état de choses était déjà délectable. De plus en plus gorgée de chaleur, j'ai retiré mes chaussons, caressant du bout des orteils leur velours très doux. Je ne sais pas pourquoi, j'ai alors cessé de lire et, tenant mon roman ouvert entre deux doigts, me suis emparée du verre vide posé en équilibre sur l'accoudoir, avec l'intention machinale de me lever pour le poser quelques mètres plus loin sur le comptoir de la cuisine.

Ce verre non plus n'est pas insignifiant. C'est plutôt une tasse sans anse, en céramique bleue, offerte par une amie en retour de l'un de ses voyages. Un verre qui contiendra toujours son amitié, et des souvenirs. Je le regarde, je le prends, je me lève de la chaise au soleil. J'hésite à glisser de nouveau mon pied dans mon chausson doux. Finalement je pose mon peton nu sur le parquet, avec plaisir. Mes quelques pas vers la cuisine sont un délice. Le contact du bois lisse et sans poussière sous mes panards est réconfortant, mais surtout, il me ramène loin en arrière, vers un autre plancher ensoleillé.


Réminiscence

Quand j'étais petite, mes parents nous envoyaient parfois en colonie de vacances, l'été mais aussi l'hiver, en camp de ski. Je garde des souvenirs d'une netteté variable de ces épisodes et tous n'ont pas la même importance pour moi. Je confonds les séjours, mais pour chacun, j'ai des images. Celle du parquet remonte à l'une de mes plus joyeuses vacances, où je m'étais liée à quelques filles rigolotes du sud de la France.

Nous disposions après le repas de "temps calmes" pendant lesquels nous reposer ou faire ce que nous voulions dans nos chambres, avant le début des activités de l'après-midi. Ce jour-là, moi et mes amies avions étalé des cartes à jouer sur le sol de notre chambre partagée et nous jouions à nous dire la bonne aventure. C'était un jeu sans trop de mystique: après avoir choisi un chiffre, celle qui consultait les cartes posait une question par carte, à la fréquence du chiffre choisi. Les cartes répondaient oui ou non (selon la couleur) et peu à peu se dessinait la vie future de l'une d'entre nous, laquelle révisait ses désirs en fonction des réponses. Mes amies étaient soit perchées sur les lits superposés, soit au sol, et je me souviens de ma langueur grandissante, d'une douce quiétude qui m'appelait à m'étendre. J'étais sur le parquet vernis et odorant, je riais avec mes amies ; comme elles, je me laissais aller à une sorte de paresse bienheureuse. Un soleil d'hiver doré entrait par la fenêtre haute entre les lits, coulait du lit bas sur ma droite jusque dans le carré de parquet, où je m'étalais de plus en plus. Je crois avoir un peu somnolé vers la fin, savourant le confort de ce moment de chaleur et d'amitié. Je me suis dit que c'était bon, tellement bon, un parquet tout chaud de soleil sur lequel se coucher. Cela sentait bon, c'était chaud, j'étais si bien, libre de me laisse bercer par une béatitude physique aussi bien que mentale. Je vivais auprès de ces filles inventives et sincères un moment précieux, et je le savais.

J'avais eu du mal à m'arracher à ce temps calme lorsqu'il fallut rejoindre le reste de la collectivité. Au cours des jours suivants, nous n'eurent pas eu la chance de retrouver la même grâce, le même temps suspendu, je ne sais pas pourquoi. Manque de soleil, distractions, manque de réunion, journées pique-niques...? Si nous eûmes par la suite d'autres joies partagées, le fantasme de ce confort est resté bien ancré. Aussi, alors que je déroule ici mes pas, un plaisir particulier s'y invite. Je réalise que j'ai toujours eu dans l'esprit ce petit désir de retrouvailles avec l'image de douceur et de confort liée au soleil sur un parquet.


Présent mémoriel, présent perpétuel

J'ai de la chance, je le sais. Tous les moments vécus sans parquet et sans soleil ne sont rien, puisque je finis aujourd'hui par vivre l'insignifiance de cette conjonction avec l'émotion surprise de ma réminiscence. A cet instant, bien sûr, il me manque la présence d'amis, il manque nos jeux paisibles, le réconfort de ne pas être seule. Mais ce n'est pas grave, j'ai mon souvenir, qui lui est plein de ces trésors. C'est vécu, intégré, cela vit en moi. C'est aussi réel que mon matin de lecture dans l'appartement vide. Plus je cherche à en convoquer les détails - images, sons, impressions, déroulement, pensées - plus j'éprouve aujourd'hui même la réalité aigüe de ce souvenir précis. Les petites filles qui m'ont tant apporté cet hiver-là ont leurs propres souvenirs et je vis peut-être encore dans leur mémoire, occasionnellement. La magie de la prise de conscience des bons moments réside dans leur pérennisation mentale. Les instants vécus en conscience restent vifs, vécus infiniment dans une dimension émotionnelle où temps et espace n'ont pas besoin d'être palpables.

D'autres personnes et d'autres expériences m'apportent en permanence de nouveaux morceaux de bonheur, des moments bénis. J'essaie de fixer avec une extrême attention leur qualité. C'est un peu comme de la jouissance en perfusion. J'accroche mon présent à ma mémoire, pour le faire vivre toujours. Parfois, comme ce matin, ces présents mémoriels donnent un éclat secret à mon présent vécu. Qui penserait exulter de gratitude par le fait d'avoir chez lui/elle un plancher où s'étale le soleil dès le matin ? Eh bien voilà, moi. Et peut-être Mélanie, Nancy, Chloé,... Si les cartes ont été, finalement, aussi douces pour elles.

Une pensée, un baiser, mes amies.

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