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Barbara, dans ma douche

Pensées autour d'une chanson d'amour

Dans la douche ce matin, me vient une petite chanson de Barbara, peu connue je crois : "Ce matin-là". Son air est très doux, à peine teinté de mélancolie, léger aussi. Elle convient parfaitement aux matins pensifs et je m'éveille doucement sous l'eau en la fredonnant. Alors que je la chante (en appréciant la grâce de sa mélodie, la musique étant de Liliane Benelli), je réalise que c'est une chanson qui décrit avec une parfaite justesse ma façon d'être quand je suis amoureuse.

À première vue, c'est très banal : il s'agit d'une femme qui raconte sa promenade matinale au bois tout proche. Or elle parle à son amoureux, lui adresse la chanson. La description qu'elle tisse, le récit de sa balade, résonne pourtant plutôt comme un monologue intérieur, une lettre d'amour qui vise d'abord l'expression des sentiments, d'un attachement, d'une forme de tendresse, plutôt qu'un but de compte-rendu des événements. C'est un message d'amour "privé", comme en soi pour l'autre.

Pour plus de clarté, détaillons les paroles. Le "je" est un marqueur d'identification pour les auditeurs et je m'identifie parfaitement, même si certains pourraient voir une ingénuité presque naïve dans la félicité amoureuse du personnage. Je trouve que ces mots simples sont parfaits pour décrire le naturel avec lequel la narratrice vit son attachement sentimental. Cela commence ainsi :


" J’étais partie ce matin, au bois,

Pour toi, mon amour, pour toi ;

Cueillir les premières fraises des bois,

Pour toi, mon amour, pour toi.


Je t’avais laissé encore endormi

Au creux du petit jour.

Je t’avais laissé encore endormi

Au lit de notre amour. "


J'imagine. Nous avons une femme qui, après une nuit tendre et que l'on suppose vécue dans un partage charnel, décide d'une promenade – probablement tentée par la douceur de l'air, sans doute mue par une envie de nature... Le matin tôt est je crois le plus beau moment à s'approprier dans une journée, il appelle la balade. Cette envie trouve une justification, un prétexte, duquel elle se réjouit : si elle pouvait trouver des fraises, elle lui en ramènerait, à lui qui partage l'intimité de ses nuits. C'est ce qui donne un but et une motivation à son escapade : la perspective de faire plaisir à son compagnon. Offrir encore à celui qu'elle aime, lui donner un peu plus, une douceur autre à son réveil, ne pas cesser de le combler. Voilà bien le réflexe d'une personne pour qui l'amour est attention et générosité. Je suis de celles qui en font trop dans leurs démonstrations, mais trop, c'est une valeur subjective ; pour moi se lever pour cueillir des fraises pour son cher et tendre est un réflexe bien normal, et même excitant. Pas besoin d'y penser davantage : "Tiens, je vais sortir au bois pendant que tu dors et te ramener des fraises, parce que je sais que tu les aimes, et comme je t'aime tant, je veux ainsi te le dire encore". La base.


Se promener tôt le matin est un plaisir solitaire

Ce qui me rejoint ici, est qu'elle le fait parce qu'il n'est pas éveillé – mais elle, si. Moi, j'adore faire des surprises. Le pouvoir d'une petite attention réside en partie dans son imprévisibilité, sa spontanéité.

Ces strophes racontent donc l'histoire d'une sortie volontairement solitaire. Je m'imagine très bien les précautions de la narratrice pour quitter la chambre à pas de loups, réjouie d'avance de s'accorder un moment dans la grâce du matin, tout en pensant à celui qu'elle quitte et ayant pour but de le combler à son réveil. J'adore agir de mon côté, en secret et pour le plaisir de fomenter mes manigances seule. Je suis excitée d'avance à la pensée de surprendre et de faire plaisir à quelqu'un que j'aime, comme si je sortais des douceurs de ma manche. Ce ne serait pas pareil si je n'avais pas en amont cette étape de quête autonome. Je ne conçois les cadeaux que comme des surprises, en fait. Et le moment qui précède la remise, l'offrande, m'appartient d'autant plus. Suite de la chanson :


" J’ai pris, tu sais, le petit sentier

Que nous prenions quelquefois

Afin de mieux pouvoir nous embrasser

En allant tous les deux au bois.


Il y avait des larmes de rosée

Sur les fleurs des jardins.

Oh, que j’aime l’odeur du foin coupé

Dans le petit matin. "


Elle est seule, probablement contente de l'être dans la nature (ces moments sont uniques), mais l'amour pour son compagnon ne la quitte pas. Elle relie spontanément ses observations à des souvenirs communs. Cet environnement dont elle profite est le décor de leur histoire d'amour, et son expérience présente ne cherche pas à s'affranchir de la pensée d'autres moments heureux, vécus à deux. Je crois que quand on vit dans la pensée de l'être aimé, tout ce qui nous y renvoie concrètement nous paraît plus enchanteur encore. La narratrice ne manque pas d'être sensible aux détails poétiques autour d'elle, elle jouit du moment, de sa beauté, de ses odeurs, attentive aussi au plaisir que cela suscite chez elle. Elle est dehors, elle pense à lui, marche dans leurs pas mutuels, tout en restant attentive à la végétation qui l'entoure... Elle kiffe, quoi. La suite :


" Seule, je me suis promenée au bois.

Tidididi didi...

Tant pis pour moi, le loup n’y était pas."


À mon sens, dans sa balade paisible et que j'imagine mêlée d'une rêverie très agréable, elle pense si bien à son ami qu'elle se prend à le désirer, là dans cette forêt. Peut-être que les ébats nocturnes n'étant pas loin, elle se plaît à convoquer mentalement la sensualité délicieuse éprouvée peu de temps avant. On a une phrase clin d'oeil qui évoque les jeux amoureux, le goût du chassé-croisé du désir. Nous avons d'ailleurs une petit ellipse juste après cela, où l'on suppose qu'elle a cueilli ses fraises et a tourné un peu dans ce petit bois, car la strophe suivante relate déjà son retour.


"Pour que tu puisses, en te réveillant,

Me trouver contre toi,

J’ai pris le raccourci à travers champs

Et bonjour, me voilà."


Là c'est flagrant, je me vois si bien à sa place : elle a profité délicieusement de ce moment en solitaire ponctué de rêveries amoureuses, cueillette et promenade, un temps pour elle où elle a pu à loisir penser à sa romance, maintenant elle a une seule hâte : rejoindre de nouveau celui qu'elle aime. Elle a la sensibilité de songer aussi à sa réaction s'il se réveille en son absence, et forcément dans une certaine interrogation. Encore une fois, elle a pris son temps pour rêver sans lui, portée par une intention d'amour, mais tout jusqu'à son retour est rempli du désir de sa présence. Il n'est plus temps de flâner, elle craint qu'il ne la trouve pas en se réveillant et dans ce but, écourte sa promenade... Si ce n'est pas de l'amour, ça, dans ce que cela implique de souci de l'autre et de désir aussi, je ne m'y connais pas. La dernière strophe est la plus tendre, c'est le réveil, le don :


"J’étais partie, ce matin, au bois.

Bonjour, mon amour, bonjour.

Voici les premières fraises des bois

Pour toi, mon amour, pour toi..."


Malgré tout ce qu'elle a raconté précédemment et qui s'adresse à cet homme qu'elle aime, c'est à la fin seulement qu'il semble en mesure de l'entendre, puisqu'il s'éveille tout juste. Si elle lui parle auparavant, c'est de façon intérieure, une adresse en pensée vers cet homme vraisemblablement très cher. À présent, elle lui dit Bonjour, lui présente les fraises ; j'imagine sa joie devant l'étonnement probable et le plaisir gratifiant de son amant. C'est une joie enfantine que celle de faire une surprise, pourtant l'on voit que cette femme sait jouir en toute indépendance d'un instant matinal qui n'appartient qu'à elle. Elle l'enrichit simplement de cet amour qui la porte et rend sa balade légère, enchantée. C'est aussi l'histoire d'une femme qui s'éloigne pour mieux revenir vers celui qu'elle aime ; elle s'éloigne juste assez pour s'appartenir toute seule et se trouver dans la capacité d'intérioriser ce qu'elle ressent justement pour cet absent. Bien que seule, l'amour qu'elle éprouve l'accompagne, se rappelle à elle en pensées-souvenirs et même ce qu'elle voit de beau, elle l'adresse en silence à l'homme qu'elle aime. Oui, on peut dire qu'elle est affectivement dépendante - conquise, mettons. Mais vous savez quoi, tant que c'est réciproque, eh bien tant mieux.


La présence obsédante de l'être aimé est aussi un petit kiff

Quand je suis amoureuse, je me complais moi aussi dans ce sentiment adressé, l'évocation de celui que j'aime est une source de bonheur qui rend tout instant agréable, avec ou sans lui. Amoureux, on n'est plus seuls. Pas uniquement parce que quelqu'un prend place physiquement, concrètement dans notre espace-temps, pas seulement parce qu'on se sent compris ou épaulé, dans une (relative) abnégation volontaire ; on n'est plus seul.e.s quand on aime, parce qu'on est habité de notre amour pour l'autre.

Voilà une histoire toute simple, qui parle d'un bonheur simple, du souci constant pour un être aimé... et de fraises des bois.


Cette chanson légère et douce résume donc ce que je pense délicieux dans une romance : pouvoir diriger ses attentions vers quelqu'un à choyer, trouver par là même un sens à nos actions, jouir du manque, du désir pour l'autre dans l'éloignement, avec en tête la certitude et la hâte de le rejoindre assurément, et anticiper ce bonheur... Il y a de la confiance aussi, nul tourment dans ces mots et la mention d'un passé commun ancre la relation dans une stabilité réconfortante, où son amour éperdu peut s'épanouir sans qu'une quelconque frustration ne semble alimenter un désir irréaliste.

La petite phrase "Pour toi, mon amour, pour toi", en leitmotiv dans la chanson, pourrait être prise comme une marque d'effacement individuel, de soumission, ou d'abnégation funeste, mais au regard des autres paroles, j'y vois ce cadeau que fait l'amour véritable et sincère : le plaisir de penser à quelqu'un d'autre qu'à soi.


Bon eh bien, que celui qui serait en train de me chercher des fraises ramène donc la sienne, je suis réveillée, c'est bon !

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