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Le râle thoracique du fantasme agonisant

Ceci est la confession personnelle d'un drame insignifiant


Il me faut purger mon désarroi, exprimer ma détresse et ma peine la plus vive par le biais salvateur d'un accouchement verbal, car le deuil que j'amorce menace de me rappeler le décalage dantesque entre ma vie idéale et la réelle – c'est-à-dire celle que je vis dans ma viande périssable et non dans la dimension fantastiquement idéelle dans laquelle je crois en pensée m'ébattre avec bonheur.

Je dois vous raconter par le menu les circonstances de la déplorable déception qui me met à mal, écoutez-voir.

Mise en contexte : mon cours de Pilates

Nouvelle ville, nouvelles habitudes, nouvelle hygiène de vie : je m'inscris à un cours de Pilates en novembre 2023, une heure de tonification musculaire et tout le toutim bénéfique à mon corps sous-sollicité, tous les jeudis midi. Banco, c'est à côté, à peine huit minutes à gambader en legging peu seyant avec mon tapis de gym comme la pro que je ne suis pas, et j'y suis.

Dans mes atours majoritairement "pratiques", j'entre donc à mon premier cours, entourée de petites madames grand calme peu jeunes et moins jeunes encore, certaine d'avoir comme professeur une yogiste en collants aguerrie, probablement avec bandeau. Autant vous dire que je tombe des nues et me sens instantanément mal atiffée lorsque mes yeux éberlués (et sans mascara) rencontrent deux piscines d'eau claire aux longs cils dans un visage parfaitement symétrique à mâchoire angulaire et barbe discrète. Ses lèvres bien faites (évidemment) esquissent un bisou, mais non, il me demande d'une voix plus douce que le murmure d'un vent printanier dans un prunier en fleurs mon prénom, pour me noter sur la feuille de présence. Ô grâce inattendue, quel génie facétieux a placé sur ma route cet Apollon au visage d'ange, du reste bâti comme le plus athlétique des "Ken" de mes vieilles "Barbie" ? Je jette un oeil furtif à mes camarades de tapis, affairées à s'installer, mais le fait d'avoir une incarnation grandeur nature de l'homme parfait comme prof ne semble pas les émouvoir. Un autre regard rapide dans le miroir en face confirme mon impression d'être une néandertalienne en présence de l'homme du futur ; ce qui ne m'empêche pas de lui afficher mon sourire le plus totalement solaire et de planter dans le velours de ses mirettes un regard franc comme une flèche pointée au bout de l'arc de mon intérêt sans pudeur. Pour chercher la connivence, rien de tel que ce combo Sourire + regard appuyé. Achèvement de la parade de charme éclair par une courte phrase drôle et spirituelle que vous prononcerez avec la voix la plus calme et grave possible, sans cesser de sourire, bien entendu. Je sens mon professeur, qui répond au noble prénom de Jean-Sébastien (je pense drette à ce génie musical qu'est Bach, autre figure touchée par les anges mais pour la magie de sa musique plus que pour ses miches), sur le coup quelque peu attendri par mon entrée en scène, que je tente charmante-déroutante puisque la plastique et le style me font présentement défaut. Cet engouement prometteur s'avèrera bref, sinon imaginaire, car je ne parviendrai jamais à entrer dans le vif de nos intimités respectives – ni même dans le vague d'un relationnel autre qu'éducatif.

Mais passons. Sur le moment, je déploie mon tapis au plus près de ce grand jeune homme (châtain clair, grand, parfait touçatouça) et m'apprête à être une bonne élève. La voix douce de Jean-Sébastien s'élève :

"Nous allons nous concentrer sur la respiration, aujourd'hui. C'est l'un des points les plus importants en Pilates. C'est une respiration thoracique : on gonfle la poitrine en respirant par le nez, sans utiliser son diaphragme ; on élargit les côtes le plus largement possible (il joint le geste à la parole et nous prenons exemple à grandes lampées d'air) ; puis, à l'expiration, on garde le ventre creusé, on contracte d'abord le périnée, comme si on se retenait d'uriner, puis l'anus, comme en se retenant d'aller à la selle, puis on remonte cette petite braguette imaginaire, en activant les transverses."

J'écoute d'une oreille appliquée, obéissant maladroitement à ces étonnantes directives et tâchant de me retenir les entrailles de la bonne façon et dans le bon ordre, balayant virtuellement de la main la question d'où peut bien être mon transverse. Pas simple, les amis, de remonter sa braguette en se refusant tout lâcher-de-mou en plein pendant l'expiration. Mon prof reprend :

"Cela donne une respiration bruyante, qui sort vraiment de la gorge, comme si vous vouliez dessiner sur une vitre en y mettant de la buée."

D'un seul souffle (effectivement) la classe entière tente de s'exécuter, moi comprise. "Rrrrrhheh !"

L'effarement incrédule vécu ce premier jour diminue à peine les sessions suivantes. Assister au râle collectif de femmes à degrés de maturités variables n'est rien comparé au feulement guttural de ce dieu-grec-fait-homme en jogging, qui retentit alors comme l'agonie surjouée d'un mauvais acteur de tragédie. Ou plutôt, cela ressemble au grognement ventilé d'un zombie sans cordes vocales ; un râle sonore trachéotomisé, plus sinistre et ample qu'un vilain rot, sortant de la face la plus adorablement assortie à un corps parfaitement sexy. Contraste cocasse. Mon alter-ego intérieur, soit la fille qui se paye marrades, conclusions et critiques, celle qui ironise et constate, la voix enfin de l'écrivaine fébrile génialement apte à vous captiver si elle pouvait s'exprimer derechef à l'écrit, ma voix intérieure donc se gondole face au comique situationnel du moment vécu par mon moi-public, poli, docile et bienveillant. Lequel s'efforce de vivre le moment présent en ignorant les remarques et jugements de l'autre, là-haut.

Routine bonbon, fantasme, râles et travail au sol

Mes voisines sont toutes aussi appliquées. Au long de cette séance et des suivantes, les râles accompagnent nos lents mouvements, simples mais efficaces. Contrairement à certaines de mes acolytes, je n'ai pas de mal à soulever mes jambes ou ma poitrine, mon bassin ou mes bras, avec ballons, sangles ou autres ; mais ces exercices en apparence faciles sont rendus bien plus ardus du fait de cette respiration, peu naturelle au début pour moi. Voyez-vous, je chante depuis toujours, et depuis peu dans une sympathique chorale (le mercredi soir, c'est épatant, je vous raconterais) mais pour pousser la chansonnette, voyez-vous, c'est bien l'inverse. Abdominale, qu'on dit, pour une respiration où pousser fort de la bidoche sans se soucier de se contracter le trou de balle est le seul moyen (surtout pour moi dont la poitrine dispose de la contenance de deux briques de lait) d'avoir de la voix. On imagine en outre le résultat si les voix des chanteurs devaient s'exhaler en un souffle rauque droit issu du thorax. Je galère donc pas qu'un peu mon ami, à garder ce nombril rentré coûte que coûte tout en faisant mes abdos. Soucieuse de capitaliser au mieux cet enseignement pour le bien de ma santé physique, je ne peux à loisir contempler mon nouvel objet de fantasmes, et encore moins envisager d'approche subtile et détachée. Tout au plus tentai-je quelques amorces verbales du type studieuse : "C'est où, le transverse..?", élève consciencieuse : "J'ai du mal à garder le dos au sol, ça me fait vite mal au reins", ou sensible : "Oulà je les sens mes abdos là, pffffiuuurrrrââââh", exclamations spontanées dénuées de stratégie, malgré quelques rares blaguounettes de jeux de mots inoffensifs entre deux exercices. En revanche, mon moi intérieur se déchaîne, turbinant de brillantes réparties presque toujours à double sens coquin ; mais mon moi tout en chair est bien trop occupé à élargir sa poitrine pour mieux exhaler avec force en pensant à ses transverses et à sa contraction anale (jambe et bras opposé levés tendus le plus possible avec bassin décollé du sol) pour se permettre une hilarante saillie perturbatrice.

Il faut me comprendre : célibataire désespérée, récemment installée dans le coin, travaillant seule à mon domicile, ma soif de rencontres et mon goût pour le sensuel expliquent largement mon enthousiasme face au divin sportif. Je reconnais par ailleurs que mon choix d'horaires, le jeudi midi, convient peu à élargir mon cercle social par des gens de mon âge et encore moins de l'autre sexe. Au moins, j'ai le prof. Ca fait zizir rien que pour les yeux.

Les semaines s'écoulent gentiment et chaque jeudi, je retrouve donc plaisamment mon point de vue direct sur le fessier musclé de mon cher instructeur. Chaque jeudi, je m'efforce d'apparaître sous un jour pas trop dégueulasse malgré l'ensemble Tshirt-legging, osant un discret maquillage et tentant de discipliner mes cheveux voués inévitablement à former des coiffures fantasques et improbables au gré des positions (de Pilates, évidemment).

Je vous rassure, dans mon souci de ne point lui déplaire, triper sur ce jeune homme beau, grand et sain n'est que le sel sur le plat principal du sport. Je deviens bonne en expiration bruyante. Soucieuse de ne pas adopter le rôle de groupie de beau gosse et intéressée par mes condisciples, je bavarde de plus en plus avec celles-ci lors des très courts instants du vestiaire et de l'attente pré-pilates, au détriment d'un rapprochement avec le seul mâle du groupe. J'essaie bien par deux fois d'entamer un embryon de dialogue – sympathique mais peu fertile – avec Jean-Sébastien après le cours, après quoi (et par défaut) je juge plus digne de rester une simple élève attentive. J'ai pris le parti de me réjouir simplement de sa sexitude gracieusement offerte à ma contemplation, ravie d'admirer en silence son profil impeccable, de me détendre dans l'aura de sa douce masculinité toute feutrée, de trouver remarquable la couleur céleste de ses beaux quinquets. J'ai en outre bien du plaisir à me trouver parmi ces dames, à expirer bruyamment avec elles et à sentir mon corps se recentrer, se muscler, se réveiller enfin quelque peu. Mes pauvres camarades n'étant pas toutes de la première jeunesse, Jean-Sébastien leur prodigue sur demande des ajustements de posture. En effet, l'une souffre d'une épaule, une autre d'une hanche opérée, à tour de rôle ou en récurrence mais je n'ai pas trop pris note des aléas articulaires de mes sportives sur le retour (du reste, leur tonicité m'impressionne ; elles sont aussi fortes que moi, la plupart du temps). Notre bel instructeur continue de nous expliquer posément de rentrer le ventre. Toujours garder en tête la petite aiguille virtuelle sortant du tapis sous notre nombril. L'une des élèves des plus galériennes fait remarquer à juste titre sans doute que certains ventres sont moins creux après quelques grossesses – fait que ni lui ni moi n'avions envisagé (et si j'espère un jour une maternité heureuse, j'aimerais éviter de capituler avec une bidoune irrémédiablement flasque et distendue avant l'heure, merci).

Mon plaisir sans faille à l'idée de me repaître de la présence d'une copie vivante d'un Raphaël reste le "par-défaut" de jouissances autrement plus fantasmées, mais je n'oublie pas que, ce cours, je l'ai jusque fin juin. Evitons donc la disgrâce de sessions à venir post-râteau, en cas d'audace mal placée et mal reçue. Le cas contraire n'est pas plus idéal car avoir pour partenaire de cabrioles son professeur n'est jamais, jamais (jamais, rappelez-vous bien) une bonne idée.

Effondrement d'un plaisant status-quo, et pas pour le meilleur

Dans ce contexte de bienheureux non-rencards réguliers avec un top canon à voix douce, je participe pleinement à la session de ce jeudi de rentrée. Séance parfaite. J'avais un début de mal de dos, le voilà envolé grâce à des exercices et étirements variés et savants. Notre instructeur a été créatif. A la fin du dernier étirement, je m'apprête donc à exprimer à voix haute mon contentement et ma reconnaissance, lorsque Jean-Sébastien fait une déclaration ahurissante, me laissant interdite d'abord, puis autorisée à l'abasourdissement le plus consternant :

"En fait, c'était mon dernier cours avec vous aujourd'hui... On m'a proposé un emploi à Dinard, je ne pourrais pas continuer les deux. Je n'avais pas assez d'heures ici".

Je fige, choquée. Le bel inconséquent enfonce le clou de ma déconfiture :

"La semaine prochaine ce sera une autre personne qui vous fera cours, une instructrice, je ne l'ai pas rencontrée".

Eh ben dame, la fameuse yogiste en collants avec bandeau (assurément).

Dans ma tête, c'est la Bérézina. Je songe que l'impromptu de la nouvelle m'a empêché de fomenter quelque action visant à changer enfin de paramètre relationnel avec JS. Pas de moment hors classe où faire tomber les masques et parler un peu de nous, pas d'échange entre jeunes gens potentiellement compatibles en galipettes et se reconnaissant comme tels, finalement délestés de la bienséante relation maître-élève qui nous unit. Je bredouille : "Oooh.... Mais non..! C'est dommage..." en chœur avec mes camarades, plus ou moins déçues – et je suppute qu'aucune n'a actuellement l'intérieur en désagrégation comme c'est le cas dans mes tréfonds et jusqu'à mes transverses – mais tout autant surprises. Pour de vrai, j'en suis marrie. Dernier essai pour lui témoigner mon désespoir : "On n'a rien prévu, pas une bouteille, un quelque chose... On va au PMU..?" Il sourit mais s'il savait l'étendu de mon désarroi, il prendrait ma requête pour ce qu'elle est : une pathétique supplique. Je range mon tapis, impuissante. "Vous allez me manquer..." sont les seuls mots que je me permets, comme un relent de drague impossible. Moi qui envisageais la fin d'année comme le moment où – en juin, gambettes à l'air, bronzée comme un caramel et plus lisse qu'une peau de pêche – je pourrais enfin tâter plus activement de son intérêt possible pour ma personne si pas si sage... Quetchi. Rien ne se fera jamais, même pas l'amorce d'une tension sexuelle platonique, entre le beau JS et moi. Je ne sais même pas son nom complet.

Rebond, replat, épilogue

Aujourd'hui jeudi, j'abandonne mon livre à regret pour un rapide brossage de dents et un changement de dessous et file tout juste à l'heure à mon cours de Pilates. Dans le hall les autres mêdèmes sont là, je manifeste mes regrets et révèle mon plaisir coupable à admirer notre bogosse d'ex-prof ; ce à quoi l'une d'elle répond en s'exclaffant, le trouvant "pas très rigolo" (apparemment moins que Jean-Marc, l'ancien prof) et je réalise éberluée qu'il est possible de rester de glace face à la perfection physique. La porte s'ouvre, je suis ; ma comparse se retourne alors et me lance : "Ah bah ! Tu vas être contente !" Et qui vois-je, dans son T-Shirt qui peine à cacher la plastique impeccable de cet être aux joggings autrement plus discutables en terme de sexitude ? Je vous le donne en mille, Jean-Sébastien. Apparemment, la nouvelle prof n'arrivera que la semaine suivante. D'une glissade enjouée je retrouve ma place à sa gauche et m'exclame "Ah mais c'est bête, on n'a toujours pas prévu de bouteille, si on avait su..!" Et c'est vrai, diantre, avoir su, après un faux départ nous aurions au moins pu organiser un adieu dans les formes. Mais (et cela se voit) je suis ravie de cette surprise du jour. Ma dose hebdomadaire m'aidera un peu à digérer la nouvelle de la semaine passée, à peine avalée, toujours valable.

Mes attentes se reportent désormais sur les qualités didactiques de notre future enseignante, puisque je peux dire adieu au plaisir de mes minauderies envers ce bonbon visuel qu'était le désormais ex-prof. Merci à toi, sincèrement, pour le Pilates et pour le rêve.


Souhaitez-moi du courage, je suis amenée à travailler plus que jamais pour l'amour du sport.



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