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Jam et nuit

Moi, sous les étoiles.

J'ai la main gauche gantée de cuir, la main droite souillée de noir, de noir de chaîne de vélo graisseuse emballée coincée, à décoincer, de ma main droite pour ce faire dégantée, à mi-chemin entre le Little Beetle et sa jam qui continue la nuit musicale, et mon chez moi douillet promesse de sommeil-silence. 


Ce fut ardu et pénible de retirer ce bout de tendeur détendu enroulé dans mon plateau arrière, tout crotté de cambouis. En partant dans la nuit, certaines vitesses avaient été des pièges bloquant ; je ne comprenais pas les à-coups et rébellions de mes pédales immobiles mais c'était cette corde, ce bout. Trois vélos bien équipés (gilets fluos, petite eau, petit casque, bon moteur) me dépassèrent sans ralentir alors que je pestais, penchée, sur mes pédales. "Crevards", pensais-je, persuadée qu'à leur place nuit ou pas nuit, j'aurais eu plus d'égards pour une comparse cycliste en détresse. Qu'importe, ma chaîne est libre et telle je suis, repartie dans la nuit vers mon nid. Un illuminé chemine en rimant à voix haute sur l'autre rive, ce qui pousse à mes lèvres le curieux et enfantin refrain "Ah, les crococos, les crococos, les crocodiles ; sur les bords du Nil ils sont partis, n'en parlons plus" et je pense à ma maman. Sait-elle la suite de cette chanson ? Y en a-t-il une ? Sur ma main noire et nue, je sens l'air que l'humidité nocturne glace, mais son baiser pointu ravit ma peau, mes joues encore chaudes du feu de la fête. 


Ça jam ce soir au Little Beetle

Il y avait d'abord peu de monde au bar où mes amis et moi nous sommes retrouvés. Quelques musiciens déjà improvisaient entre eux de jolies mélopées syncopées rythmées, et nous nous rapprochâmes pour mieux tâter de près la texture tentante de leur musique. Un relai de percussion et voilà Quentin qui tape, batteur sans batterie mais assis sur une caisse qui sonne bien, et mon œuf à tchic-tchic circulait déjà. J'ai sorti mes deux harmonicas, j'attendais la bonne clef et, un peu, que mon verre de Chenin fasse effet pour intervenir peut-être.

En attendant je branchai une basse qui ressemblait à s'y méprendre à une guitare folk détournée mais le temps d'y goûter et voilà que sortit un air en sol ; je rendit sa guitare à mon voisin et dégainai mon arme à lames, micro coincé entre mes genoux pour faire sonner un peu l'harmonica contre les deux saxos, le trombone, les guitares et le piano. Ça jam ça blues, c'est beau. Ça tournait, ça repartait en chansons connues amorcées, chantées, puis en impros jammées.

Mes amis aussi s'amusèrent à muser de tout bois et percussions, nous fûmes les voix en fond, la ponctuation triangulaire, le bruissement grelot du tambourin ; je lâchai ma voix en harmonie et pris le micro pour un "Hit the road, Jack" auquel manqua le couplet si groovy, je m'en rend compte à présent, mais tant pis car déjà autre chose démarrait et j'etais partout, virevoltant entre les pros avec ma voix, mon verre, mon tambourin, un hot-dog englouti en un rien (décidément je n'aime pas la Dijon) puis un saucisson (et je pensai à mon homme, car ma peau n'aime pas cette damnée charcuterie et j'aime à ses yeux être sans défaut) puis un troisième verre de "petit coquin" qu'en me trompant au bar j'appelai "vaurien", ce qui sûrement le rendit plus aggressif car je m'éclatais, j'étais dedans, mes pieds de la soirée jamais ne restèrent à plat au sol ensemble. 


Des musiciens, tout plein, tout plein.

Ils étaient fort sérieux, ces autres musiciens ; on entrait et sortait dans leur jeu sans que rien ne les déride, quand pour moi tout devenait musique. Une bouteille vide fut un flutiau ponctuant gravement de son unique note un morceau chaloupé. J'ai pensé à Stéphane l'homme-musique, et j'ai pensé à la jam de folie dans notre salon avec Camille, Pierre-Luc, Vanessa. Le bruit de mes baguettes sur la brique, les drôles d'instruments, nos hurlements de loups, l'euphorie et les moments géniaux sans savoir jouer de rien.

Du premier geste au dernier fredonnement, je fis rire Pascaline, qui s'étonna de toujours me trouver à musiquer avec entrain. Elle me dit "tu es un numéro à toi toute seule !", cela me flatta ; elle dit aussi "tu devrais faire du stand-up !", cela m'étonna ; car enfin j'ai essayé à peu près tout ce soir, sauf d'être spécialement drôle. J'en concluai que mon attitude (être juste moi sans barrière) la faisait mourir de rire et je ne sais plus si c'est enviable d'être hilarante sans s'en rendre compte. 

Quand nous partîmes, ce n'était plus déjà les mêmes qui jouaient. Une mini trompette verte, un saxo basse, une clarinette (Dieu que j'aime la clarinette !) et un violon jazzaient jazzy flonflon et ça envoyait, ça mélancolisait, c'était bien trop bon pour mes impros à la bouteille. J'ai repensé à Montréal, et puis aux jams légendaires aux îles de la Madeleine.

Il était tard mais les deux gars qui m'accompagnaient eurent un petit creux et nous mangeâmes du fast food nocturne avant de rentrer, chacun chez soi et moi sur ma bécane par ce froid guilleret. Une jam avec de l'amitié, ça gagne encore plus en chaleur.


Allez, au lit

Après le canal où j'ai retiré cette sacrée corde de l'engrenage, la coulée verte est noire et je sens sa fraîcheur brumeuse m'envelopper alors que la nuit me happe. Sur mon guidon, la pauvre loupiote me sert à peine à distinguer les bords du chemin qui mène droit vers le nord jusqu'en bas de chez moi.

Je passe sous le pont des tags et fresques murales. Quelqu'un y habite, dans une cabane collée à un pilier, plus étoffée que celle que je faisais petite. Un château de palettes et rideaux dans ce coin isolé. Je file toujours en bloquant ma sonnette pour ne pas réveiller. La lumière sous le pont est plus vive que la lampe dans mon entrée, c'est pratique pour moi qui passe mais je plains le dormeur. Les fresques changent souvent, parfois pour le mieux, ça dépend. Au-delà, il fait bien noir. Je pense à Catherine, voisine qui n'ose rentrer par la coulée la nuit. Je comprends pour les nids de poule ; pour le reste, aucun danger.

Vient la pente raide, elle me semble facile car je tire sur mes bras, et je pense à Stefano, qui montait le Mont Royal "sur le gros braquet". J'avance et voilà la dernière descente sous les chênes amis. Béret bien enfoncé sur mes oreilles déjà prises sous un bandeau, je n'ai pas froid. Je pense à toutes ces autres nuits de retour à vélo, dans une ville bourdonnante ponctuée de feux à chaque carrefour et où les pentes me faisaient talonner les voitures. Les odeurs différentes, celles de cette ville, de nuit. Ici la verte senteur d'une nature secrète.

Quelques étoiles me ravissent, elles n'étaient pas là quand j'ai pris la route dans l'autre sens, quatre heures auparavant. Le ciel avait ce velours mat d'une nuit nuageuse, mais le voilà ouvert, joyeux, et la grande Ourse me sourit.

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1 commentaire


Q.M
Q.M
18 nov.

Joli récit de cette soirée mélodie !

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