Montfermeil
- cecileluherneart
- il y a 3 jours
- 7 min de lecture
La nuit dernière, j'ai rêvé de la maison de ma grand-mère. J'en rêve parfois, ce qui déclenche ensuite des torrents de larmes nocturnes et une douleur retorse au creux du cœur.
J'ai vécu presque cinq ans dans cette maison de banlieue parisienne, après que ma grand-mère eût été installée en maison de retraite en Bretagne, là où ma mère pouvait s'occuper d'elle et la voir tous les jours. Pendant ce temps, étudiante à Paris, j'occupais et entretenais la maison, à Montfermeil (où je suis née, d'ailleurs). Mon frère aîné y a vécu un an ou même deux avec moi, mais je me souviens surtout de la maison quand j'y vivais seule.
Vous savez, dans les rêves, les lieux sont transformés ; dans celui-ci, pas du tout. Tout était parfaitement conforme. J'y étais avec d'autres, mais j'explorais l'étage seule ; et dans mon rêve, la maison avait déjà été vendue. Je revenais triste, inspectant ce que les nouveaux propriétaires en avaient fait. Ils n'avaient rien touché. Tout était à sa place, comme si nous n'avions pas vidé chaque pièce au moment de la vente, comme s'ils avaient décidé de laisser leur projet en plan, la maison leur résistant, trop vétuste, trop farouchement elle-même. Bien sûr, en vrai, aujourd'hui tout a été refait, presque reconstruit ; l'immense glycine a été abattue, le cerisier peut-être aussi ? Le jardinet avec son allée de pierre, la petite véranda en bois vernis, la terrasse en tommettes et le vieux garage immense et croulant qui sentait la poussière et l'huile de moteur...
Quand j'y vivais, je n'avais rien transformé. Je gardais la maison proprette, je cirais les meubles sombres en bois brut, dormais dans la vieille literie confortable sous l'édredon cousu par ma grand-mère. Ses patchworks étaient aux murs et j'arrosais ses plantes. La vieille vaisselle, les objets désuets, la table en chêne et même la vieille télé étaient mes objets quotidiens, mon petit monde.
Je vivais près de Paris, où j'étudiais alors en master à l'université. Mes amis étaient dispersés dans la capitale, je ne sortais pas beaucoup. Mes incursions à Paris, mes promenades et mes visites, et puis la fac, fatiguaient mes journées et j'étais contente de rentrer dans la maison fraîche et tranquille, où j'avais fait mon nid. L'hiver, je ne vivais plus que dans les petites pièces en bas, faisant même mon lit dans la chambre du fond, ce lit une place où ma grand-mère dormait les dernières années, monter les escaliers grincants et de guingois étant devenu trop fatigant et trop risqué.
J'ai changé de chambre plusieurs fois. Dans la chambre de mes grands-parents, sur les murs une moquette rase bleu foncé qui m'effrayait petite rendait mes nuits profondes ; j'ouvrais au matin les persiennes grinçantes en grand sur le jardin. Je rangeais mes pyjamas dans la commode de la chambre du milieu, avec ses petits lits gigognes, mais je n'ai jamais rien mis dans la grande armoire centenaire en chêne brut. J'avais investi la longue penderie en bas, je l'appelais "mon dressing". Ma chambre préférée était celle proche de la salle de bain, l'ancienne chambre de ma mère je crois, avec son portrait en noir et blanc de bébé rigolard accroché au-dessus de la commode en bois clair. Le tapis en soie et les rideaux jaunes lui donnaient un air gai. C'est dans ce lit que j'ai appris le décès de mémé, au téléphone avec ma mère. Je me souviens très bien mon incompréhension, mes jambes qui bougaient sous les draps tout en fixant la tache familière au plafond, le chagrin qui montait tout doucement et le vide autour, d'un seul coup. Je ne me suis alors plus sentie à ma place, dans cette maison. Je n'avais rien à faire là, vivant dans les pas de ma grand-mère partie pour de bon. Il m'a semblé sacrilège d'utiliser sa salle de bain, sa cuisine, ses objets. Cela n'avait plus de sens, soudain.
Quand j'y vivais, cette maison était comme figée dans le temps, mon alliée plus que mon chez-moi, tout en m'offrant un doux logis. Dans ma solitude estudiantine, j'avais mis tout mon cœur à la garder nette, confortable. J'aimais vivre avec les choses d'un passé qui n'avait pas été le miens, mais celui de l'enfance de ma maman, et qui portait en tout la présence de ma grand-mère. Je continuais la vie entre ces murs où tout semblait attendre un retour.
Bien sûr j'ai des souvenirs précis de l'époque où nous allions tous en famille voir mes grands-parents, puis ma grand-mère ; le chahut dans les chambres, la grande tablée. Mais lorsque je l'occupais seule, je trouvais dans cette grande maison vidée de ses propriétaires presque une amie bienveillante, un refuge. J'y passais des années qui furent somme toute très solitaires. Je me vois écrivant mon mémoire chaque jour, Arte en fond quand je faisais la vaisselle. Je me vois vivre en chemise l'été et prendre mon chocolat chaud assise sur la marche de la terrasse, regardant le jardin où je n'avais rien planté d'autre refleurir chaque année des mêmes tulipes et myosotis dans l'allée, des iris puis des énormes pivoines, je voyais fleurir le cerisier. Tondre la pelouse, désherber, arracher le lierre dans la haie, que je taillais ; j'entretenais le jardin pour moi, par devoir, mais aussi inconsciemment comme pour préparer un retour qui n'eut jamais lieu.
Le seul meuble qui m'appartenait était un vieux canapé. Je l'avais mis dans la petite cave bien chaude, dépoussiérée et où de vieilles caisses tenaient lieu de bibliothèque. C'est en somme la seule pièce que j'aie modelée, transformée. Mais dans mon rêve, j'étais là-haut et je ramassais quelques vêtements abandonnés. La maison n'avait plus l'âme pimpante que j'avais connu. Elle semblait une relique, les ruines inchangées du passé, vidée cette fois pour de bon tout en restant pareil. Dans la salle de bain carrelée de rose pâle, une baignoire inédite avait été installée mais du haut de la douche coulait une eau de rouille qui salissait tout.
Je me suis éveillée avec un poids dans la poitrine et avant d'ouvrir vraiment les yeux, j'ai revisité la maison dans ma mémoire, pièce après pièce. J'ai mémorisé chaque objet, chaque détail, du plus petit ustensile aux tableaux sur les murs, chaque meuble. Je me souviens de tout. Je peux parcourir toute la maison sans oublier un seul clou. Mais je me souviens aussi du tiroir grinçant de la table en formica dans la cuisine, des craquements des marches et des lames de plancher, du vent dans les volets la nuit. Je me rappelle la chaleur des tommettes sous mes pieds nus l'été, le confort de la chaise longue où je lisais dans la véranda et où ma grand-mère faisait la sieste parfois. Je me rappelle les odeurs de ces meubles cirés, des vieux murs, de la grande salle à manger où je n'allais presque pas mais qui fut bien pratique l'année où j'y ai fait une grande fête de nouvel an. Je me souviens de tout et même du sentiment de paix et de reconnaissance que j'éprouvais à répéter des gestes séculaires, quotidiens, dans cette vie domestique qui me semblait une forme de sain équilibre et un acte de loyauté envers ma grand-mère. Au cours de mes retours en Bretagne, j'allais la voir souvent et elle me disait, avec son sourire malicieux : "on est bien hein, dans ma petite maison ?" Puis avec une lueur de tristesse : "ça fait cinquante ans qu'on a la maison à Montfermeil". Je souriais, triste aussi.
Elle voulait qu'on la garde. Elle voulait qu'elle ne soit jamais vendue, la vieille maison croulante et son jardin aux cerisiers, où ils avaient tant travaillé et élevé trois enfants. Mais après son décès, on ne pouvait pas la garder. Tout était à refaire pour la rendre habitable à long terme et non plus comme une relique charmante. La maison était si mal isolée, ses portes fermant mal ou plus du tout, ses murs lézardés au papier peint vieillot. On ne pouvait pas. Et moi, j'allais partir de l'autre côté de l'Océan. J'ai fait un vide-maison géant, mes parents et mon oncle sont venus vider meubles, livres, tapis et objets souvenirs. Qu'aurions-nous fait d'autre ? Mais ce jardin qui tous les ans vivait ses cycles, j'espère qu'ils l'ont gardé. Que courent peut-être dans l'allée d'autres bambins après ma mère et ses frères, après nous.
En me réveillant j'ai voulu en parler à ma mère car c'était la maison de son enfance, après tout. Je n'avais pas compris qu'elle ne semblât pas éprouver plus de peine que moi au moment de la vente, alors qu'elle y avait grandi. En fait c'était là son passé, mais un presque présent alors pour moi. C'était ma grand-mère avec moi, cette maison-là.
En me réveillant, j'ai pensé lui parler, mais pourquoi ressasser. Mes larmes ont jailli de plus belle quand dans ma chambre à moi, remplie avec mes meubles, mes objets, à Rennes, j'ai posé la main sur l'édredon cousu main en duvet d'oie. Je l'avais gardé. J'ai aussi des meubles et des objets de mon autre grand-mère, leur souvenir m'accompagne toujours. Les objets ont cette magie de dire encore un peu quelle personne était celui ou celle qui les avait jadis et que l'on a connu en lien, dans le décor, de ceux-ci. C'est une petite manière de ne pas oublier.
J'ai au fond l'imbécile impression d'avoir abandonné cette maison amie qui n'était pas la mienne. D'avoir trahi le cerisier, le vieil escalier, les bruits grinçants et les objets. Et ma grand-mère, peut-être, qui aimait tant cette vieille maison. Moi aussi, je l'aimais. Je ne veux plus en rêver, je ne veux plus revenir. Une part de moi pourtant refuse de voir tout ce décor encore se dissiper ; alors, j'écris ces lignes, je me rappelle.
Déjà le soleil est levé, j'entends d'autres oiseaux. Je vais sécher mes yeux et peut-être aller courir dans l'air doux et fleuri de ce nouveau printemps.
L'édredon a un accroc depuis longtemps ; demain je prendrais une aiguille et du fil et je le repriserai.
Comentarios