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La fille du train

Un faux vieux train sans prétention


J'avais regardé avec suspicion le petit train d'allure vieillotte qui devait m'emmener de Rennes à la gare d'Austerlitz à Paris en quatre heures au lieu d'une heure et demie - pour trois fois moins cher. Cependant qui dit train à l'ancienne dit, selon moi, un confort jamais égalé par les générations suivantes de nouveaux designs ferroviaires. En effet, en entrant dans la rame, je me crois presque en première classe. Les sièges sont larges et séparés les uns des autres par environ un kilomètre, ce qui me fait penser immédiatement à ma maman et à ses grandes guiboles qui se plaint toujours des longs trajets avec ses jambes recroquevillées. Maman, tu serais ravie.


La banquette en velours, aux angles ronds, est moelleuse à souhaits. Le wagon est à moitié vide mais mes les arrêts prévus verront sans doute monter de nombreux autres voyageurs. Je ne râle donc pas trop intérieurement lorsqu'une jeune fille pose ses fesses et sa petite valise en cuir à mes côtés, quand mes voisins restent seuls sur leurs banquettes. Je mange mon sandwich tranquillement, contient avec adresse et sans un drame le flot de jus de tomates qui se déverse en partie sur mes genoux sans gros dommage (car je suis prompte), je suis bien. La seule chose qui me chiffonne, c'est que la fille ne m'ait pas même glissé un "bonjour" poli en s'asseyant, si furtivement que je n'ai pas pu saisir le bon moment pour la saluer moi-même. Or, sachez-le, deux secondes de courtoisie élémentaire allègent fortement le vague ennui lié à la promiscuité fortuite entre deux inconnus lors d'un voyage.


Une fille, des filles...


Elle sort un livre dont le titre me fait sourire : "la fille du train". Aucune idée de quoi cela parle ; c'est d'une autrice que je ne connais pas, l'édition me fait penser à un polar - ou à un roman de gare, justement. Mon livre à moi est une histoire policière chinoise, je ne l'ai pas encore commencé mais j'ai pensé que pour voyager, ce serait suffisamment léger.

De Rennes à Laval, je prends le temps de répondre à quelques messages, puis je glisse dans un sommeil facile, appuyée contre la fenêtre.

À Laval, mon regard se pose sur une fille brune, dos à moi sur le quai. Elle parle avec le contrôleur et quelque chose dans ses mouvements, son profil que je distingue parfois, sa morphologie, sa taille, me font penser à une amie perdue de vue depuis longtemps. Je la suis des yeux quand elle rentre dans le train à l'autre bout de la rame, mais ne parvient pas à voir son visage de près. Tout me porte à croire qu'il est impossible que ce soit bien ma vieille amie, mais la ressemblance suffit à me donner envie d'y rêver le temps d'un bref instant. Je tenais beaucoup à cette personne, probablement la fille ayant eu la meilleure influence dans ma vie.


Sur les banquettes de l'autre côté de l'allée, un jeune homme blond et élancé, tennis beige et blanche et jean ajusté, dort avec grâce. Devant lui, une jeune femme à la peau diaphane et aux cheveux parfaitement lisses tourne parfois son beau visage vers moi. Sa robe vert olive a des motifs floraux ajourés et ses ongles sont vernis d'un rouge vif.

Ma voisine, que je regarde du coin de l'oeil, porte un short long à poches, pratiques pour glisser son billet de train et d'autres bricoles, sur ses jambes nues aux poils négligés. Ils ne se voient pas beaucoup et j'admire ce genre de désinvolture. Ses ingles à elle sont sans vernis mais ses doigts son couverts de bagues, comme ses poignets de bracelets divers, perles et autres, fils et métal ; un gros collier orne le décolleté de son débardeur dont la dentelle usée se hérisse de fils. Elle a de belles boucles brunes, bien dessinées, mais je ne voit pas trop son visage. Comme moi, elle a dormi brièvement et est maintenant bien éveillée.


Drama


J'aurais pu me piquer de sympathie cordiale pour la fille du train, son look de voyageuse baba cool pleine de bijoux sur une jeunesse encore délicate. Cependant, ma voisine commet alors un geste irréparable, qui pour toujours la mettra à mes yeux dans la disgrâce muette des voyageurs indésirables : elle ôte ses baskets.

J'observe la manœuvre d'abord sans me méfier, alors qu'elle pose ses petits pieds aux chaussettes noires sur sa valise (presque à un kilomètre devant elle). Puis une odeur sans équivoque vient chatouiller mes narines. Je doute, je n'ose y croire ; mais les effluves se font insistantes, la puanteur subtile s'installe pour de bon. La fille du train a osé enlever ses vieilles baskets alors qu'elle pue des pieds. Et moi, mon odorat est ô combien développé, la plupart du temps pour mon malheur.

Moi, j'ai choisi des espadrilles. Pour voyager. Choix étrange ? Que nenni. La semelle de corde est remarquable pour ce qui est de l'odeur, et son extérieur en caoutchouc tient bien la route. Mes orteils respirent bien dans la toile et sont abrités de toute poussière et du soleil. Pour autant, par prudence, civisme et considération, après une seconde d'hésitation en m'installant, je les ai résolument gardées aux pieds. Maintenant que ça pue autour, il ne manquerait plus qu'on pense que mes pieds nus en sont responsables. Je reste chaussée, Dieu merci.


J'hésite à demander à la fille du train de remettre ses panards dans leurs gangues putrides tant me voilà incommodée. Traitez-moi de lâche, mais savez-vous combien il est ardu de dire à son.a voisin.e que son odeur vous insupporte ?

Je prends un chewing-gum (soulagement immédiat au menthol) et mon mal en patience. Le pire est qu'en lisant, elle change de position notamment en s'asseyant en tailleur, ou bien les pieds posés sur son siège, ce que permet la généreuse largeur de nos assises. Elle lit "la fille du train", cette fille du train, et moi je tiens. Que n'ai-je été placée près du jeune homme blond et tranquille, ou de la jeune femme délicate à la robe verte, de qui les jambes pâles et imberbes se terminent par d'impeccables Adidas blanches, bien lacées ?

Plus que deux heures à peine de trajet. J'envisage une sortie vers les gogues, où j'espère ne pas troquer un fumet pour un autre. Allez, je me décide. En passant, je pourrais voir de près le visage de celle qui ressemble à mon amie perdue, une autre fille du train.




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